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elektrochoc par cnt0

ASuivre Rue de la Gare

Publié le 26 Juin 2015 par cnt0 in ASuivre

Rue de la Gare

A ma place, n’importe quel cinglé envisagerait de dégager, vite, en courant.

Vendre ses meubles sur le net, vider son compte en banque, changer de nom, filer les clés de son appart à la première cloche venue, croire en quelque chose de très puissant, de salutaire.

Il faut vraiment avoir le goût de laisser moisir sa vie, l’arôme du fait divers, pour se trouver à ma place.

Réussir à déchaîner autant d’éléments contre soi. Refuser, jusqu’au bout, d’y remédier. Ne pas voir venir l’orage. Nier ses responsabilités. Les oublier, en bloc. S’en moquer, comme du reste. Ça ne s’apprend pas.

Il faut des compétences innées, dans les domaines spécifiques du manque de volonté, de l’ignorance du danger, de l’inconscience en général - et l’assurance du galérien qui prend la mer en solitaire, sans savoir nager.

N’importe quel cinglé ne ferait pas l’affaire.

Ou alors, tenant tête à la mort incarnée, n’entravant rien à la partie d’échec en cours, trop feignant pour apprendre à déplacer les pièces, il dirait, le débile en question, recrachant sa dernière taffe dans les narines du tout-puissant,

« Merde. J’ai oublié d’acheter des clopes ! » Et il ferait demi-tour, esquivant soigneusement les pires emmerdements. Dans ce cas de figure, s’il me ressemblait un peu, il fuirait -tout net. Sans régler l’addition.

Voilà comment je m’en sors, d’habitude, en faisant demi-tour. En poussant la porte d’un bistrot bien glauque, bien situé dans un quartier que personne ne fréquente, bien caché, à l’abri des ennuis, qui s’amoncellent dehors.

De là, je bois une bière, pour apaiser l’esprit, une autre, pour délier la langue, encore une autre, avec un vrai faux col. Ainsi de suite. Jusqu’à l’épuisement partiel, ou total, de mon fric.

J’embobine le patron sur la fraîcheur du produit, les taxes exorbitantes, la rigidité des lois. J’emploie force de détails à vocation désabusée. Des fois qu’il ait envie de me payer un coup, entre gens du même monde.

Je drague la serveuse, y compris la moche, qui peut toujours me tirer, en douce, une pinte de mousse gratuite. Je parasite le premier client qui m’adresse un sourire. Bref, je passe le temps qui fâche, en exposant mes théories.

Car j’aime m’entendre parler. J’ai mon avis sur tout, parfois sur son contraire, de sorte que les gens, en majorité prêts à gober mes histoires, refusent rarement mon amitié d’un jour, ni mes tournées.

J’ai l’obsession de plaire. C’est un trait de caractère qu’on retrouve chez tous les paumés du monde, qui délirent à plein régime. C’est pourquoi certaines personnes pensent que je m’exprime trop. Et elles ont raison, j’en ai déjà trop dit.

Je dois tout expliquer.

De mon point de vue, cette affaire s’est nouée il y a un peu plus d’un an, sous une jolie pleine lune, par une fraîche nuit méditerranéenne, telle qu’on en subit vers la fin-décembre, quand la tramontane, rugissante, souffle, à donner des ailes aux poubelles, à rompre les troncs d’arbres, à engourdir les nerfs, en congelant les os.

A cette époque, je viens juste d’avoir trente ans, je me tiens au chaud, à mon boulot. La baie vitrée se déforme sous les assauts du vent. La radio marche en sourdine, mais je ne l’écoute pas, à cause du mec. Le mec qui titube.

Un viking, selon les dires de son passeport : Jurgen, avec un patronyme rempli de « e » et de « o » barrés, imprononçables. Les inconnus dans son genre préfèrent qu’on les appelle par leur prénom, ça crée du lien. Superficiel, mais du lien quand même. Et puis, dans le métier, c’est important, d’éviter de fâcher la clientèle. Il faut créer le contact, adoucir les angles, en prévoyance du moment où l’on va tendre la facture.

Je travaille de dix-neuf heures à sept heures du matin, au guichet de l’hôtel d’en face du centre du monde, dixit Dali. Latitude 42,696303000000000000. Longitude 2,879687900000021700

Je côtoie des rames entières de concupiscence en jambe, surtout le vendredi. En fait, j’assure les week-ends. J’accueille des foules de refoulés, comme moi, qui ont des masses de problèmes, comme moi. Et quelquefois des fous.

Se tenir du mauvais côté du comptoir, près du tiroir caisse, ça simplifie pas les rapports avec l’humanité. Tu payes, ou tu payes pas. En liquide, ou en carte. Pas de chèque. Les clients, je m’en désintéresse du mieux que je peux. Dans l’ensemble, je me méfie d’eux. Faut pas croire. Y’a des sales punks, qui ont la lame facile. Des qui te prennent pour un bourgeois, parce que t’as un job, que tu refuses l’entrée. Y’en a, occasionnellement, qui te veulent du bien, qui laissent un pourboire, ou un sourire somptueux. Par dessus tout, y’a ceux qui t’ignorent, sauf quand ils ont besoin de toi, pour changer une ampoule.

Y’en a qui arrivent lucides, vers sept heures du soir. Puis qui sortent, boire un coup. Puis qui rentrent. Puis qui sortent, picoler. Puis qui reviennent, te causer, avec des « u » trémas, et des accents improbables sur le sommet des consonnes.

Quand un homo sapiens de cent dix kilos, au bas mot, avec une tête comme un tonneau, exhibant des rangés de muscles inquiétants, semblables aux proues d’une flotte de drakkars en mouvement le long des côtes normandes, m’adresse le sourire ambivalent du guerrier égaré (celui qui demande, poliment, la route du champ de bataille le plus proche, à une vierge innocente), quand un copain des ours blancs me lance un regard dur, à percer les nuages, et faire tomber la neige dans une pièce surchauffée -j’ arrive à me convaincre, moi, sans trop de difficulté, qu’il vaut mieux faire semblant d’être de vieux amis, qui ont des tas de trucs à se dire. Question de survie.

En plus, Jurgen, il s’est mis minable au vin rouge, et il sème ses sous par terre.

Je réponds, donc, à son charabia rocailleux, par des gestes universellement compréhensibles, de la tête. D’avant en arrière pour « oui », sur les côté pour « non », j’écarte grand les yeux pour « je sais pas ». Ça fonctionne à peu près.

S’il gesticule en souriant, j’envoie du « da, ja, yes », je déteste me répéter. S’il monte la voix, c’est « nicht, niet, no ». Si ça se complique, un chouia de diplomatie, je mets les cils en circonflexe, la bouche en cul de poule. Jurgen se voit contraint d’articuler plus sobrement.

J’entrevois également, une issue réaliste à la conversation : la poignée de mains. En langage sourds-bourrés, il suffit d’être d’accord. Le mec, en face, ne veut rien d’autre que se persuader, que son interlocuteur l’a entendu.

Après plusieurs tentatives, infructueuses, pour décrypter son encodage, il me tend son portefeuille, une épaisse liasse de billets de cent, qui déborde, comme ça, nonchalamment. Il me le confie. Il veux sortir, je traduis, s’acheter une bouteille de vin, partager son amour naissant pour la culture française, avec une fille du coin. Il tasse quelques centaines d’euros dans le fond de sa poche, et il s’en va.

A mon âge, soit on revient de tout, soit on veut le faire croire aux autres. Présentement, j’y crois pas.

Le type se casse en me laissant tout son fric ! J’en ai croisé des givrés, à commencer par moi, je croyais sincèrement maîtriser mon sujet, sur la nature des causes perdues. Mais les ratés de mon espèce ne débarquent pas de leur banquise, en jeans et en tee-shirt, par zéro degrés, avec six mois de salaire en liquide sur eux. Il faut s’adapter.

« Il retrouvera jamais sa piaule », je pense très fort.

Il descend l’escalier, l’enjambant péniblement, comme s’il voulait monter la pente Un filet de morve jaune, gluant, lui traverse le visage. C’est pour ça qu’il a l’air bourré, et c’est aussi pour ça qu’il ne rentrera pas, j’espère....

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